En dehors de l’obstacle constitué par les gangs armés à la distribution des produits pétroliers sur le territoire national, l’augmentation de leurs prix sur le marché international représente un vrai choc pour l’économie nationale. Au cours du mois d’octobre, le prix du pétrole sur le marché international avait touché un sommet inégalé en sept ans. Le prix du baril de pétrole brut avait alors atteint 78,38 dollars américains, son plus haut niveau depuis 2014, sur le « New York Mercantile Exchange ». Tandis que le prix du baril de Brent était de 81,57 dollars américains au début du mois d’octobre. La tendance demeure à la hausse au début du mois de novembre. Par exemple, le mercredi 10 novembre 2021, le cours du baril de pétrole Brent s’élevait à 84,9 dollars américains.
L’impact de la hausse du prix du pétrole sur le marché international sur les finances publiques haïtiennes demeure très préoccupant. En appliquant la structure des prix actuellement en vigueur sans tenir compte de la subvention de l’État, pour l’arrivage en date du 23 septembre 2021, le prix du gallon de gazoline devrait être fixé à 427 gourdes, selon les calculs du docteur en économie Daniel Dorsainvil, ancien ministre de l’Économie et des Finances.
Ainsi, pour garder le prix du gallon de gazoline à la pompe à 201 gourdes, le gouvernement haïtien a dû consentir un manque à gagner de 120 gourdes par gallon en plus d’un financement de l’ordre de 106 gourdes par gallon, portant ainsi le coût total de la subvention à 226 gourdes par gallon. Le prix à la pompe, 201 gourdes, serait même inférieur au prix d’achat qui était de 238 gourdes à la date de l’arrivage.
Pour le diesel (arrivage du 25 septembre 2021), le prix sans subvention avec tous les droits et taxes s’élèverait à 358 gourdes si l’on appliquait strictement le barème actuel. Le prix à la pompe est pourtant de 169 gourdes à la pompe alors que le prix d’achat était de 223 gourdes. Pour le kérosène, toujours selon les estimations du Dr Dorsainvil, le prix sans subvention incluant tous les droits et taxes est de 352 gourdes pour un prix de 163 gourdes observé à la pompe, tandis que le prix d’achat est de 239 gourdes.
Un financement monétaire record
En faisant le décompte, on aboutit à un manque à gagner (droits et taxes non perçus) cumulé de 18,7 milliards de gourdes et un financement de 13,3 milliards de gourdes pour l’exercice fiscal 2020-2021, soit un total de 32 milliards de gourdes ou encore 33 % des recettes internes collectées par le Trésor public pour l’exercice fiscal 2020-2021. Notons que les recettes internes totales s’élevaient à 96 milliards de gourdes pour l’année fiscale 2020-2021.
Pour l’année précédente, le total s’élevait à 29,6 milliards de gourdes. La subvention des prix des produits pétroliers représente plus de la moitié du déficit budgétaire de 60,96 milliards de gourdes réalisé pour l’exercice fiscal 2020-2021. Ce déficit record a été financé partiellement par la Banque de la République d’Haïti (BRH) à hauteur de 49,2 milliards de gourdes au 30 septembre 2021.
les conséquences de ce financement monétaire record sont très préoccupantes aux yeux du gouverneur de la Banque de la République d’Haïti Jean Baden Dubois. Ce dernier confirme : « Ainsi, charriant une perte de recettes liée à la hausse des prix des produits pétroliers, des effets prolongés de la dégradation du climat sécuritaire et de la crise sanitaire, le déséquilibre budgétaire s’est accentué, donnant lieu à un financement monétaire sans précédent, de 43,6 milliards de gourdes, dans un contexte de raréfaction des supports externes. Ce financement monétaire élevé constitue une préoccupation pour la Banque centrale depuis tantôt deux exercices, puisqu’il représente une contrainte importante pour la garantie de la stabilité monétaire.» On comprend donc qu’il s’agit d’un véritable choc économique pour le pays. Et les répercussions se font sentir sur l’ensemble de la population, particulièrement sur les plus vulnérables.
Trois principaux facteurs expliquent la fluctuation des prix du pétrole à la pompe en Haïti : le taux de change (la dépréciation de la gourde), les différents frais et taxes sur l’importation du pétrole et la variation des prix de l’essence sur le marché international. Le taux de change et le prix du pétrole sur le marché international demeurent les facteurs les plus importants. Quand le taux de change augmente, le prix sur le marché local peut augmenter même si le prix baisse sur le marché international.
Selon les simulations effectuées par le Dr Dorsainvil, une augmentation de 1 % du prix d’achat des divers produits pétroliers due à une augmentation des prix sur le marché international, en maintenant le taux de change fixe, les frais et les quantités importés inchangés, provoquera une augmentation de 1,5 % le coût total de la subvention. Autrement dit, pour chaque augmentation d’un point de pourcentage des prix sur le marché international, le coût de la subvention augmente d’un milliard de gourdes ou l’équivalent de 10 millions de dollars américains. Si les prix continuent d’augmenter sur le marché international et que parallèlement la gourde poursuit sa dépréciation, la subvention des prix à la pompe pourrait atteindre un niveau insoutenable.
Quelles perspectives ?
Le diagnostic est clair : la subvention des prix des produits pétroliers coûte chère à l’État haïtien et au citoyen lambda via la taxe de l’inflation. Le statu quo semble ne pas être soutenable. Mais la solution à envisager n’est pas non plus évidente. Il suffit de penser à la hausse avortée des 6 et 7 juillet 2018. Cette augmentation était devenue nécessaire à cause de la dépréciation accélérée de la gourde puisque les prix de l’essence étaient en baisse sur le marché international entre octobre 2014 et juin 2018. Pour les taxes et frais, l’État ne peut pas toucher significativement la marge bénéficiaire des opérateurs. Sa seule marge de manœuvre est de renoncer à la perception des droits de douane et des taxes, comme il le fait depuis des années.
En ce qui a trait aux perspectives sur l’évolution des prix sur le marché international, les prévisions ne montrent pas de diminution pour la fin de l’année 2021. D’ailleurs, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep), la Russie et leurs alliés ont décidé de restreindre leur augmentation de la production à 400 000 barils de plus par jour jusqu’en novembre. Cette décision de l’Opep était conforme au plan préalablement établi qui visait à ajouter cette même quantité de barils chaque mois, jusqu’au retour au niveau de production avant les importantes réductions faites en 2020 pour soutenir les prix durant la pandémie. Le cartel continue de monitorer la quantité produite de façon à influencer le prix sur le marché international.
Bank of America a récemment prévenu que durant l’hiver 2022, le prix du baril de pétrole pourrait atteindre 100 dollars américains pour la première fois depuis plus de sept ans. Dans la même veine, l’analyste en chef pour le secteur pétrolier de la firme IHS Markit indiquait à Radio Canada « qu’il faudrait un alignement parfait de tous les facteurs pour que le prix du baril atteigne 100 dollars américains d’ici Noël ». Un baril à 100 dollars américains serait un vrai coup de massue pour une économie haïtienne déjà exsangue.
Thomas Lalime